Je suis arrivé à bon port. Les mains ballantes et le regard perdu, nous avons largué nos amarres, moi et mes camarades. Et déjà, elles se perdent dans l'indifférence des hommes affairés. Nos amarres s'en vont construire leur propre histoire, parmi celles qu'abandonnent chaque heure les milliers d'embarcations qui débarquent. Ils débarquent leur lots d'espoir, d'illusions, de rêves eveillés. Il débarquent aussi des hommes qui ne se connaissent pas, et qui, au hasard d'un voyage ou d'une escale, entrelacent leurs amarres. Cependant, ici, les amarres se fondent dans la foule des amarres empressées. A peine la terre est-elle touchée que la malédiction l'emporte...
Je suis arrivé à bon port, mais il fait gris, et le soleil me nargue. Il se cache derrière une volute permanente, noire et diaphane, qu'on dirait accolée à ses basques. Cette volute, gardienne diurne infatigable, escorte le soleil vers le couchant, comme une procession qui accompagne un moribond sans espoir de rémission. Cependant, ici, le soleil joue à cache-cache, lâche, se couvrant le panache d'une bâche qui l'empêche de voir nos implorations sans relâche. Ce soleil-ci n'est point notre frère, mère. Il est le narquois vautour qui ne s'illumine que pour veiller un aveugle dans un cachot. Il n'en a que faire des hommes libres. Ce soleil-ci est un asservisseur qui nous oppresse de son absence.
Je suis arrivé à bon port, mais il fait nuit. Les étoiles ne brillent pas: c'est l'air qui luit. Elles se sont tues, leur éclat a chu lorsqu'elles se sont rendu compte qu'en bas, l'hommes les avait remplacées. Les étoiles boudent, elles détestent la concurrence des particules carboniques.
Le froid m'assaille, mais mon corps l'ignore. Mon corps le surplombe, hautain, comme confiant de sa chaleur inextinguible. Ici, le froid a des dents que méprisent les peaux nouvelles. Nos carapaces chaudes l'échauffent et l'énervent: elle mord de plus belle. Elle use ses griffes sur notre dos noirci au feu de bois, elle épuise ses piques sur notre torse labouré d'épines. Le froid est notre bienveillante ennemie. Elle nous rappelle à chaque fois que nous n'étions pas faits pour lui céder.
Mère, ici, ni soleil pour nous éclairer, ni étoile pour nous guider, ni boussole pour nous rassurer. Ici, nous éclairons avec l'éclat de notre sourire le sentier tortueux qui mène vers le précipice.