Mère, comment se passe ta journée? A-t-elle toujours cette sérénité des veillées au feu de bois, quand la lune était encore une amie?
Ma journée, elle, vient de commencer. Une fleur s'épanouit sur mon balcon, un soleil brille à travers ma fenêtre, la flamme d'une bougie réchauffe mes draps. Cette fleur, ce soleil, cette flamme, je les ai achetés hier soir, et j'ai laissé sur le bord de la route la fleur fanée, le soleil et la chandelle que tu m'avait donnés. Je les ai achetés pour un vil prix: celui de renoncer à la lumière que ma fierté irradiait. Maintenant, je m'en suis approprié, mais je ne suis pas serein: à chaque instant, je crains que le vendeur ne me les reprenne.
Désormais, je ne me meus plus seul. A chaque pas, souffle devant et derrière moi l'haleine du démon normatif. Il me dit, à chacun de mes gestes, où je dois aller, ce que je dois voir, qui je dois saluer, et couvre ses normes de l'illusion de ma liberté. Il me dit toujours que c'est moi qui choisis, mais je ne le crois pas. Mes choix ont l'étrange aspect de la balade de l'emmuré. Il me dit que l'espace m'est infini, que mes limites ne sont que celles que je me fixe, mais mon histoire naissante ressemble à celle des gens de la caverne. Je ne vois plus par moi-même, mère. La liberté qu'il m'a donnée est sa liberté, je ne me reconnais pas dedans. La liberté qu'il a daigné me donner me vêt comme une armure au rainures soudées: je ne peux faire aucun geste qui ne soit au préalable déterminé.
Mais il est mon ami. Il me tient en laisse, et je le suis sans broncher. Les rares velléités que tu m'avait léguées se sont envolées avec les pétales de ma fleur. Désormais, je suis le serf en laisse, et suis le troupeau avide et cupide qui erre sans berger visible. Mère, ici, le berger se cache. Le berger ne se montre jamais, et le troupeau ne croit que ce qu'il voit. Le berger est ce marionnettiste qui, dans son écrin lumineux, son emballage en papier-cadeau, sa carrosserie gris-métallique et son écran plasma trente-cinq pouces, manipule son troupeau et leur apprend à le vénérer. Le berger ici, ne ressemble pas à nos bergers. Il est inanimé, mais il a un pouvoir terrible. Il a été créé par les hommes, mais ce sont les hommes qu'il asservit.
Et les asservis parlent. Comme un troupeau qui ne peut s'arrêter de peur de choir dans l'auto-destruction, les asservis idolâtrent l'inflation éternelle et les mots vides qui englobent tout. Les asservis ont peur, je le sens au fond d'eux. Ils ont peur de s'arrêter, et de penser. Le vacarme assourdissant les calme, les rassure, et le silence d'un asservi leur fait peur. Dès que l'un d'eux s'arrête, les autres le poussent: "Avance, sinon nous te laisserons sur le bord de la route", lui crient-ils. Si par malheur tu t'arrêtes, mère, sois sûre qu'ils te piétineront, te refouleront, et que ton corps décomposé ira tacher la toile noire des hommes qui n'existèrent pas. la course effrénée est une déesse, et chaque jour, nous allons dans les églises pour chanter sa gloire.
Ces églises sont sombres, mais je vois peu à peu leur lumière. Elles sont ténébreuses, mais je les trouve de plus en plus éclatantes. Éclatantes d'opulence, de décadence et de luxure. Mère, je suis ces ténèbres épaisses, je suis une ouaille comme une autre qui prononce la litanie cacophonique des gens qui veulent cacher leur malheur. Mère, ici, il fait nuit, car les ténèbres sont notre lumière. J'ai fini par croire, maintenant que j'ai fait taire mes certitudes, que ces ténèbres valent mieux que la lumière de nos feux de bois. Ils ont fini par me convaincre de la rectitude de leurs convictions, et je ne vois plus qu'à travers leurs convictions. J'ai troqué mes yeux contre des lunettes froides, des lunettes sans vie et sans éclat noble. Ainsi, maintenant, je peux voir leur lumière.
Mère, j'ai perdu ma fleur, j'ai perdu ma superbe, j'ai perdu mes yeux, j'ai perdu le lourd héritage que tu m'a légué. Mais je me suis extraordinairement enrichi, de la richesse argileuse des damnés qui contemplent de leur parapet fragile les ténèbres du précipice.
Dernière édition par Lyncx le 2009-07-29, 04:43, édité 1 fois