Il se tint debout devant le lit, et resta quelques instants à regarder Eliman. Ce dernier ne pouvait même pas parler, tant il avait l'impression d'avoir devant ses yeux le fantôme -- si réel -- de l'homme qu'il avait aidé dans le métro. Il se tenait toujours mi-couché, appuyé sur ses deux coudes,un tuyau respiratoire toujours collé sur sa bouche.
Au bout d'une minute interminable, l'homme tira un chaise et s'assit devant Eliman, au niveau de ses genoux. Il donnait l'impression de ne pas savoir par où commencer. Il baissa le ragard un instant, puis le regarda ranchement.
- Vous vous sentez mieux?
Eliman ne sut pas s'il devait répondre ou non, tant l'impression d'être en présence d'un fantôme hagard était forte.
- Euh... fit-il pour toute réponse
- Je n'ai pas averti l'infirmère de votre réveil, car je voulais être le premier à vous parler... Ca ne vous dérange pas?
- Je... Je sais pas. Je...
Un silence se fit. Apparemment, l'homme cherchait ses mots.
- Bon, je me présente: Inspecteur Albert Faye, Interpol, CTTF. Lors de l'attentat contre le métro que vous empruntiez il y a quatre jours, vous...
- Comment? l'interrompit Eliman, sortant de sa torpeur. Quatre jours, vous dites?
- Euh, oui... Cela s'est produit le lundi 10 Novembre. Vous êtes tombés dans un coma traumatique lors de l'évacuation des lieux par les pompiers, et vous dormez depuis lors...
Eliman en était abasourdi. Il avait l'impression d'avoir fermé les yeux à peine quelques instants, entre le moment où il s'est assoupi sur le marchepied de l'ambulance et maintenant. Il regarda autour de lui, à la recherche d'une horloge. Rien. Sans doute enlevée pour ne pas angoisser les malades.
- Mais comment se fait-il qu'il y ait ce chaos dehors? J'ai l'impression qu'on est encore au jour de l'attentat, fit-il en regardant à travers les vitres de sa chambre les va-et-vient désordonnés des médecins et des bancards sanglant.
L'inspecteur resta silencieux un instant, puis dit:
- Il y a eu un deuxième attentat, aujourd'hui. A l'auberge des Trois Frères, juste à côté.
- Qu... Quoi? Eliman eut soudain très mal à la tête, et cela le poussa à se rallonger. L'inspecteur se leva, et s'approcha pour lui tenir la tête.
- Vous allez bien? J'appelle l'infirmière si vous voulez, mais j'ai vraiment besoin de vous poser des questions...
- Oui ca va, juste un mal de tête passager...
Eliman n'arrivait pas à réaliser qu'il se fut passé tant de choses pendant son sommeil. il n'arrivait même pas à réaliser qu'il ait dormi autant. Le fait d'avoir échappé à la premiere explosion, et d'être resté sur son lit pendant la deuxième, lui faisait se sentir assez vulnérable, mais protégé par une main invisible. Il se pressa le crâne, comme pour se rassurer qu'il était entier.
- Bon, je n'ai pas trop de temps... Je vais passer les questions d'usage, et vous demanderais où vous vous trouviez au moment de l'explosion... Je devine que vous deviez pas être loin de la sortie, pour avoir pu en réchapper?
- Non, pas trop... J'étais en haut de l'escalator qui mène au hall des guichets. Au moment de la déflagration, je n'ai eu que le temps de me baisser, car au dessus de moi, le plafond s'effondrait. Il me semble que j'ai perdu connaissance quelques instants, car, quand j'ai rouvert les yeux, le calmé était retombé sur les lieux... Ensuite, j'ai vu un homme qui vous ressemblait comme une goutte d'eau quand je descendais...
Eliman s'arrêta soudain. Il se demandait maintenant, comment l'homme qui s'était suicidé auparavant pouvait s'être retrouvé, quelques instants après l'explosion, dans le local situé en contrebas, alors que ses enfants étaient déjà étendus dans le hall. L'explosion, aussi forte soit-elle, pouvait-elle être la seule cause de ce déplacement? Sur le coup, il n'y avait pas prêté attention, mais maintenant, ce détail l'intriguait...
- Je pense que c'est mon frère que vous avez vu. Je viens d'apprendre qu'il faisait partie des victimes, l'interrompit-il dans ses reflexions.
Il avait la mine contrite, lorsque ces mots sortaient de sa bouche. Eliman voyait transparaitre dans ses traits pâles le profond déchirement d'un homme qui venait de perdre un être cher. Petit à petit, se dissipait la sensation d'irréalité qui l'enveloppait depuis que cet homme était entré dans la pièce.
- C'était mon jumeau, il s'appelait Herbert. Il a été mortellement blessé par une jointure... détailla-t-il, perdu dans ses pensées.
Eliman le regarda. Il aurait voulu lui dire que son frère était encore vivant dans les moments qui suivirent l'explosion, mais il n'osa pas. Il n'osait pas l'accabler avec un suicide dont il est certain qu'il ne serait pas bien accueilli. Sa culture maintenait toujours tabou ce genre d'acte, préférant toujours le dissimuler sous une épaisse couche de bons témoignages. Il se souvenait qu'à l'enterrement de son professeur de français, aucune mention n'avait été faite des conditions de sa mort. Ce qui, pensait-il, était somme toute préférable à l'évocation de souvenirs douloureux.
- Je suis désolé... Mes sincères condoléances. Puisse Dieu lui agréer son plus haut paradis... dit Eliman.
L'homme eut l'air surpris un moment, dévisageant Eliman comme s'il venait de dire une obscénité. Puis il repris contenance:
- Merci pour votre... euh... prière. Ca me rappelle un peu mon enfance, quand j'allais encore à l'église. Bref, auriez vous vu ou entendu, pendant les minutes précédant l'attentat, des choses suspectes? Un colis abandonné, un homme suspect...? demanda l'inspecteur en le regardant fixement.
- Euh, non... Je ne me rappelle pas. Tout me semblait normal avant que se produise la déflagration...
Eliman n'arrivait pas à enlever de sa tête l'image de l'homme jouant tranquillement avec ses enfants... Il n'arrivait pas à lier ces deux instants, l'un de bonheur, l'autre d'horreur, comme si ces deux instants n'appartenaient pas au même monde. Il ne pouvait croire que tant d'innocence pouvait, d'un revers tragique de l'espace, être balayée en une fraction de clin d'oeil. Insensiblement, une larme commença à couler de son oeil.
- La seule chose dont je me souvienne est l'image votre frère, devant moi, jouant avec ses enfants. Ils avaient l'air tellement épanouis, tellement heureux que je ne peux toujours pas concevoir que cette image appartient au passé. il me semble que j'entends encore leurs rires, que je vois encore les cheveux blonds des enfants...
Eliman pleurait franchement. Il tenta dde cacher ses larmes, de les essuyer au fur et mesure qu'ils coulaient: en vain. L'inspecteur Faye parût quelque peu décontenancé, puis balbutia:
- Je... je vais vous laisser, vous avez besoin de vous reposer. Je reviendrais peut-être demain, en attendant, reposez-vous et faites le vide, dit-il en prenant congé.
Quand il fut parti, Eliman se calma, et remarqua soudain que, dans la discussion, il n'avait pas mentionné le portefeuille. Dans l'enchaînement des événements, il avait complètement oublié d'en parler. Il se leva péniblement, et alla le prendre. Il revint à son lit, se demandant s'il devait l'ouvrir ou non. Après un long moment d'hésitation, la curiosité prit le dessus.
Herbert Faye. Né le 30 juin 1973, à... Joal. Certes, Eliman avait soupçonné, à leur nom de famille, une improbable Sénégalaise, mais le fait qu'ils soient tous les deux blancs lui laisser supposer qu'il ne s'agissait que d'une coïncidence. Mais les faits étaient là: ces jumeaux étaient bel et bien nés au Sénégal... Il poursuivit son investigation. Une photo de famille, avec les deux enfants qu'il avait vus plus tôt, son frère et deux femmes, l'une blonde et l'autre noire. Il devait probablement s'agir de leurs compagnes, vu leur proximité. Il trouva ensuite une photo d'identité, des cartes de crédit, une carte de visite qui portait la mention "Herbert Faye, Systèmes d'Information". Au dos de la carte, était grifonné grossièrement le nombre 969. "Sûrement un numéro de digicode", pensa Eliman. Il tomba ensuite sur une petite clé, un sparadrap et un papier plié en 8. Il le déplia, et constata qu'il s'agissait d'une lettre.
"
Je connais tes intentions, je te l'ai dit dans ma précédente lettre. Je sais qu'aussi longtemps que je serais à tes côtés, tu ne pourras mener à bien tes projets, et que par conséquent tu as besoin que je disparaisse. Ne deviens pas l'homme que j'ai toujours haï, je ne supporterai pas de perdre une fois de plus un être cher.
Mère nous disait souvent "Deux coeurs que le sang lie, à la fin, toujours se rejoignent". Redeviens l'innocent que j'ai toujours aimé, Al. Je t'en conjure.
Notre identité n'est pas enfouie. Elle n'est que celle que nous choisissons. Elle n'est pas une fatalité, ne m'en veux pas alors de choisir de trouver mon identité ici. Je sais que cette phrase t'a toujours déplu, mais je ne suis que ce que je me fais. Abandonne cette quête sans issue, et reviens vers moi. je t'accueillirai toujours les deux bras ouverts.
Je te pardonne le meurtre de Rebecca, je sais que c'est toi qui l'a tué.
"
La dernière phrase figa Eliman. Il était bel et bien question de meurtre. Il relut la lettre, et se demanda qui pouvait bien être le "Al" mentionné dedans. Al servait quelquefois de sobriquet, ou de diminutif à... Albert! Etait-ce bien le Albert qui était dans sa chambre quelques instants plus tôt? Cette lettre avait-elle bien été écrite par Herbert? Si c'était le cas, que voulait dire "je ne supporterai pas de perdre une fois de plus un être cher..."? Eliman commençait à avoir peur, et redoutait de se retrouver une fois de plus devant Albert Faye. Si ça se trouvait, il n'était même pas inspecteur au CTTF...
Après de longues rélexions qui eurent le don de le calmer, il se résolut à attendre la visite de l'inspecteur, mais de ne pas lui parler du portefeuille. Après tout, rien dans l'attitude d'Eliman n'avait trahi le fait qu'il détenait ce portefeuille.